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Visage sec, silhouette nerveuse, rapide, Stéphane Pinto ouvre la porte de sa maison endormie sur une odeur de café. On a cinq minutes pour discuter avant qu’il n’aille récupérer «ses gars» avec son camion. Il y a trois personnes dans son équipe. Non, il ne sent pas la fatigue : il doit simplement faire attention à ne pas trop dormir pendant les vacances sinon «il se sent mal». 
Ces horaires-là, c’est une centaine de jours par an. Et encore... «Avec le réchauffement climatique, le mauvais temps s’installe. Et puis l’arrivée des quotas en 2007 nous a pourri la vie. Je comprends qu’il y en ait mais il faudrait les adapter aux besoins des pêcheurs pour qu’ils puissent faire leur chiffre d’affaires.»

Il ne reste que 56 fileyeurs ou pêcheurs au filet à Boulogne-sur-Mer. Nous avons embarqué une nuit avec quatre d'entre eux pour découvrir ce métier éprouvant, fascinant, ancestral.

Récit d'une aventure.

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Les quatre pêcheurs embarquent à bord du DON LUBI II, le deuxième bateau de Stéphane, un nom qui fait référence à ses origines portugaises et au chirurgien qui a opéré avec succès son père d’une greffe du foie. On descend du quai par des échelles en fer, la mer est haute. À bord, les trois jeunes (de 19 à 34 ans) filent dormir dans des couchettes du bas. Il faut maintenant respecter les nombreuses superstitions des marins : le mot «lapin», par exemple, ne doit pas être prononcé.

Stéphane a enregistré les coordonnées GPS des trois filets (6 km en tout) qu’il a posés.
 Tous les pêcheurs ont leur coin favori : « On se respecte les uns les autres, on n’ira pas poser un filet à côté de celui d’un autre. » 
On s’éloigne du quai dans une forte odeur de fioul. Le bateau, qui a coûté plus de 300 000 euros, tangue fortement, on doit se tenir pour ne pas tomber : 
« C'est normal, on est près de la digue, ça ira mieux après. C’est ça qui est dur dans notre métier, debout pendant des heures sur un sol qui bouge, ça t’abîme les articulations. »
Tous les marins connaissent aussi, au début, le mal de mer. 
Gaëtan, l'un des trois employés, raconte qu'il a été malade pendant ses quinze premiers jours, il a même failli arrêter. « Encore maintenant, je dois parfois prendre des cachets, c'est terrible ces nausées. »  

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Stéphane ouvre la trappe et réveille  ses trois salariés, comme le ferait un père avec ses ados : « Allez,  c'est l'heure. Ben dis donc vous en mettez du temps aujourd'hui. Allez ! »
Ils enfilent leurs vêtements imperméables et sortent remonter

le filet. Ils ne vont plus s’arrêter une seconde, leurs gestes sont précis, vifs, ils se suspendent aux barres, enjambent les obstacles avec une rapidité sidérante. Tous ont commencé à 16 ans, ils adorent ce qu’ils font: « On est libres. » Sur le bateau, tout est rangé, utile, il n’y

a pas de place pour le confort,
 on peut à peine s’asseoir  et il n’y

a pas de toilettes.

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2h31

3h12

3h28

4h52

5h43

6h20

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Geoffrey est fier de la raie qu’il vient de sortir. Comme l’explique Stéphane Pinto,

il y a très peu de pertes avec un filet à peine 3% des poissons ne sont pas utilisés : 
« Cela peut monter à 50% pour un chalutier », souligne le marin qui reste à la barre moteur allumé : « On ne coupe jamais le moteur, imaginez si on ne repartait pas,
 on est à 6 km de la côte. 
» L’odeur de fioul se mêle à celle du poisson et des cigarettes qui sont fumées à la chaîne par les pêcheurs. 
Stéphane fait signe à ses gars de rejeter un turbot en pleine croissance: « Adulte, il peut rapporter plus, espérons qu’il pourra grandir sans être pêché ! » 

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L’activité à l’arrière est incessante. On entend le bruit du marteau régulier qui assomme les crabes et les araignées de mer pour les sortir plus facilement du filet sans trop l'abîmer. 
Stéphane, lui, discute avec d’autres pêcheurs sur la coopérative boulonaise et manœuvre autour du filet. Malgré les paroles qui grésillent,  on entend que  ça parle souvenirs de gros vent, de grosse pêche, il y a une bonne humeur générale. Stéphane raconte les tensions avec les pêcheurs étrangers qui viennent sur la côte, les engueulades, les tentatives d'intimidation. C'est le matin. Le café est bu debout en quelques secondes. Tous ont dans leur sac des sandwiches, des gâteaux qui sont avalés à toute vitesse. Il n’y a pas vraiment de pause.

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7h11

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La remontée d’un filet est très longue. On a l’impression d’assister à une scène sans âge, avec des gestes qui n’ont pas changé depuis des dizaines d’années. 
Il ne reste à Boulogne que quelques dizaines de fileyeurs : « C’est une pêche très traditionnelle, à taille humaine et où on rentre chez soi le soir.
 C’est pour ça que je l’ai choisie 
», raconte Stéphane. 

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8h35

On prend le temps de discuter. Stéphane a 47 ans, une femme qui vend le poisson qu’il ramène sur un stand à Boulogne, une petite fille de 11 ans qui veut être vétérinaire et un garçon de 18 ans qui se forme dans la restauration. « Dans ma famille, c'est soit la pêche soit la restauration. »
Son père était fileyeur sur un flobard, il a arrêté à 40 ans pour maladie et Stéphane a dû prendre la suite : « Je me voyais cuistot mais bon j’adore ce que je fais maintenant, je me bats pour cette profession. » 
Vice-président du comité régional des pêches maritimes  et des élevages marins, il se rend à Bruxelles chaque année pour arracher des augmentations de quotas à des politiques en pleine discussion. Il a côtoyé différents ministres de la pêche et peut comparer leurs mérites. Il rêve d’inviter les dirigeants à bord de son bateau pour qu’ils voient son travail, qu’ils comprennent. Sinon, pour ses loisirs, Stéphane est chasseur : « Ça me détend, d'être dehors, même

si je préfère la pêche ! »

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11h33

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En tout, 250 kg ont été pêchés dont 30 kg de soles, il en aurait fallu 100 pour que ce soit une bonne pêche. Le travail est loin d’être fini: il faut amener les poissons dans un entrepôt où le petit équipage va les trier par espèce et par poids avant de les mettre sur de la glace. Une partie est réservée pour le stand de la femme de Stéphane. Les quatre pêcheurs sont encore de bonne humeur, ils n’arrêtent pas de se chambrer, tout en allumant leurs cigarettes.
Les salariés sont payés avec 10% de ce qui est ramassé: parfois c’est 20€, parfois c’est 1000. En moyenne, un pêcheur comme Stéphane gagne entre 1500€ et 2000 €  par mois : « Quand un poisson se vend en supermarché 32 €, on le propose à la criée moitié moins cher. »
Une fois le poisson rangé, ses gars déposés, Stéphane arrive enfin chez lui. L’après-midi commence. Il va repartir ce soir à 23h. 

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Ils ont 15 ans et ont choisi de devenir marins-pêcheurs. Avant, cette vocation, l’appel du large, naissait naturellement dans les familles de pêcheurs,  de père en fils. Aujourd’hui, la grande majorité de ces gamins vient de milieux extérieurs à la mer. Avec des rêves que rattrape parfois la réalité d’un métier qui reste rude. C’est ce que leur explique Pierre-Marie Coppin, leur professeur au lycée maritime du Portel. Dans son atelier, l’ancien marin ne leur apprend pas qu’à faire des nœuds ou à réparer les filets, il leur parle du métier, pour mieux les préparer et les aider à réaliser leurs rêves.    

C’est un endroit, sur le port de Boulogne-sur-Mer, où travaillent, aux premières lueurs de l’aube, quelque 3 000 personnes. Entre leurs mains passent 380 000 tonnes de poissons chaque année. C’est le plus grand centre de préparation et de transformation des produits de la mer en Europe. Pourtant, les gens d’ici disent de Capécure que c’est un « village ».

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Des pêcheurs pour demain

 

Après la pêche, Capécure



Pour aller plus loin ...

TEXTES

Sophie Filippi-Paoli, Anne-Sophie Hache


PHOTOGRAPHIES / VIDEOS

Patrick James, Édouard Bride, Guy Drollet


CONCEPTION, GRAPHISME

Quentin Desrumaux


REDACTION EN CHEF

Jean-Michel Bretonnier

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